
Don Quichotte
DD
Difficulté ***
Profondeur ***
Originalité ***
Emotions ***
Voici le roman plus vendu au monde avec 500 millions d’exemplaires. Son succès a été immédiat et Borges, Kundera et Sterne sont parmi les adorateurs du « Quichotte ». La folie de Don Quichotte initie un thème littéraire majeur magnifié par Tchekhov, Shakespeare, Boulgakov, Melville … Cependant ses 1400 pages ne sont probablement pas autant lues que les ventes le laissent accroire. Car l’histoire est bien ancrée dans le moyen-âge et le style évoque largement le « Décameron », assez éloigné de nos standards modernes. Qualifié de roman picaresque, « Don Quichotte » va bien au-delà de ce genre restrictif et défunt.
Cervantès crée en effet l’anti-héros : le personnage principal peut diverger du modèle parfait, du champion grec ou du chevalier vertueux, et pourtant nous toucher et nous parler. On retrouvera l’anti-héros chez Toole, Vonnegut, Burgess, Achebe, Goethe. Aucun cependant n’atteindra au sublime d’un Don Quichotte courageux et résilient face aux avanies d’un monde moqueur.
La poésie de Cervantes s’inscrit dans la lignée de l’illustre Dante et de la forte emprise de l’Antiquité. Son style est assez unique car les niveaux de langage, toujours soutenus mais parfois crus, varient beaucoup selon les classes sociales et permettent un humour permanent.
Certains trouvent le livre empreint de misogynie et de racisme alors que le rôle des femmes y est absolument majeur (et jamais négatif). Par ailleurs, les maures y sont plus mal traités par les personnages que par l’auteur. Certes les mots sont méprisants et gratuits mais dégradent plutôt l’image de ceux qui les prononcent …
Le récit prétend critiquer la littérature dite de chevalerie pour son incohérence et son extravagance, qui aurait une mauvaise influence sur les esprits et étoufferait les œuvres de qualité. Mais la position de Cervantes est ambivalente : sa connaissance du sujet est bien exhaustive pour un contempteur et l’autodafé réalisé sur la bibliothèque de Don Quichotte trop sélectif pour un genre si méprisable. Le problème du héros viendrait-il vraiment de ses lectures ou d’un environnement corseté et bloqué ? La naïveté des jeunes filles surprotégées n’est ainsi que la conséquence de l’absurdité des conventions de mariage.
La mise en place très poussée du premier tome se voit sublimée par un second plus fou, plus beau et plus humain. Le quatrième mur était déjà fissuré dès le départ par les titres de chapitres emberlificotés et les commentaires directs de Cervantès sur un pseudo auteur réel dont il aurait récupéré les feuillets. Mais ici Don Quichotte lui-même parcourt la suite du premier tome écrite par un plagiaire avant la parution de celle de Cervantès. Et il décide de changer ses actes pour invalider cette œuvre médiocre qui les dessert, lui et son écuyer ! La méta-littérature est née et elle sera la source d’un nouvel imaginaire pour Sterne ou Borges.
Parallèlement, la figure de Sancho Pansa, misérable, voire vile, fournit des marques de loyauté, de sensibilité, de justesse et de drôlerie qui finissent par le rendre touchant et attachant. Cette modification incroyablement subtile du personnage (plus de mille pages y contribuent) est similaire chez Don Quichotte, soulignant l’influence en miroir de ce couple fraternel. Tout le ridicule proverbial du couple Quichotte/Pansa se métamorphose brillamment en une poésie douce-amère et les moqueurs, même bien intentionnés, sont finalement plus pathétiques que nos héros. On peut ainsi s’interroger sur la volonté de Cervantès de contrer son plagiaire en affinant ses personnages et son récit afin de démarquer et sublimer son œuvre.
Ce chef d’œuvre magique doit sa pérennité à l’humanité infinie qui émane de son duo éternel. Sa lecture demande une certaine bravoure mais la récompense est au bout de l’aventure.