
Le conte de deux villes
Difficulté ***
Profondeur ****
Originalité ***
Emotions ****
Dickens n’a plus la célébrité qui était la sienne au 19e siècle : ses classiques « Oliver Twist », « David Copperfield » et « les grandes espérances » sont désormais considérés comme des œuvres d’initiation pour les adolescents alors que ces derniers trouvent la potion assez amère. Ces romans restent inspirants, mais leurs forces d’autrefois ont perdu leur impact: un ton social et humaniste, un contexte misérable et violent. Or le plus grand succès de Dickens, avec 200 millions d'exemplaires vendus, ne s’inscrit pas dans ces thématiques : « le conte de deux villes » est surtout un drame lié à la Terreur et à ses dérives.
Comme souvent dans la BE, le titre est un peu trompeur (ainsi : « le meilleur des mondes », « cent ans de solitude » ou « le temps de l’innocence ») car de conte il n’y a guère (au sens moral ou léger du terme) et Londres n’est que l’antichambre de l’histoire. On notera cependant cette belle symétrie entre les systèmes judiciaires des deux cités : dédiés à nourrir la cruauté des foules, ils sont brutaux, corrompus et absurdes.
Méconnu en France, ce titre permet de (re)découvrir la plume étonnante du génie que fut Dickens : empreinte de poésie et d’élans quasi religieux, elle allie un réalisme précis et dur avec une ironie brillante et inattendue, qui vient créer une connivence originale entre l’auteur et le lecteur.
Les personnages, souvent définis par leur moralité, apparaissent parfois archétypaux et l’humour vient les éclairer sous un jour plus humain. Les femmes sont d’ailleurs tellement manichéennes que les deux héroïnes deviennent des pôles magnétiques autour desquels les hommes s’agitent, se rassemblent et parfois meurent.
Pourtant Dickens privilégie toujours l’individu, comme en témoigne sa détestation de la foule et de ses emportements. Chaque être humain possède en lui la possibilité de changer et de devenir héroïque comme Mme Pross ou Mr Carton, de devenir meilleur tel Mr Cruncher ou Mr Lorry, ou de se remettre des pires traumatismes comme le docteur Manette.
L’œuvre est sombre, plongée dans la violence de la Terreur et des crimes des aristocrates. La vision de Dickens sur la révolution est bien plus subtile qu’attendu : lucide sur ses excès, il la justifie pleinement par les trahisons et les atrocités de l’ancien régime. Conscient du cycle carnassier de la vengeance, il demeure cependant convaincu de la nécessité du changement. Cette finesse d’analyse illumine le roman d’une éthique humaniste rare.
Un classique angoissant et fort.